Dimanche 24 janvier 1943 huit heures
« Tout souvenir se résout en regard »
Richard Hugo
Et si tout partait du regard ? De son regard personnel sur cet événement là. Une date historique. Certes. Mais une date mémorisée dans ma famille sans chiffres exacts. Parce que, plus que les chiffres, n’est-ce pas l’événement même qui ferait la date ?
Etait-ce en 43 ? Oui, c’était en janvier 1943.
« La plus grande rafle que l’histoire ait jamais connue ».
Pas celle du Vel d’Hiv. à Paris. Non. Cette rafle s’est passée à Marseille. Dans les Vieux Quartiers. Afin de laisser le pouvoir en place déloger toute une humble population en un temps record et détruire en peu de jours un quartier décrété insalubre. Mais pourquoi ce secteur de la ville correspondait-il exactement à un tableau d’avenir que des urbanistes avaient présenté quelques mois plus tôt à l’administration ?
Evidemment que des chiffres, hormis la date, on pourrait en aligner. Le nombre d’évacués. Combien étaient montés dans les trains aux lourdes portes plombées pour le camp de transit de Caïs à Fréjus. Combien y étaient restés. Combien avaient été déportés. Et après une semaine dans le froid et l’inconfort, combien étaient descendus des wagons à bestiaux le 1er février, juste à temps pour assister à l’explosion de leurs maisons. Chiffres implacables. En cela même trop impalpables ?
Alors, le regard.
Sur la tante Palade. La tante de ma mère. Une brave. Oui, l’adjectif est le bon. Une brave poissonnière comme celle de la crèche avec ses paniers sur les hanches. Raflée. Déplacée à Fréjus la Tante Palade. Est-ce qu’elle avait emporté ses paniers ce jour clair et glacé de l’évacuation ?
Parce que. Deux jours. Juste deux petits jours. Pas un de plus, pas un de moins entre le bouclage du quartier du Vieux Port et « la plus gigantesque opération de police » de l’histoire. Alors la batterie complète en cuivre est restée accrochée dans la cuisine. Les casseroles, les bassines à confiture, les fait-tout ventrus, restés à jamais dans l’appartement trop vite fermé à clé.
Regard.
Dimanche à six heures. Les voitures avec les hauts-parleurs.
« Habitants du quartier, pour des raisons d’ordre militaire, les hautes autorités militaires allemandes ont décidé de procéder à votre évacuation… Préparez-vous donc immédiatement à quitter votre domicile. N’emportez que des bagages à main… N’oubliez pas vos pièces d’identité et papiers de famille… »
Regards.
Sur ces grappes d’enfants inquiets se tenant par la main, ces femmes aux sourcils froncés sous leurs modestes fichus, ces hommes avec leurs ballots mal ficelés sur leurs épaules, chacun fouillé, vérifié, identifié, avant d’être entassés dans les tramways. Direction : la gare d’Arenc cernée par des centaines de soldats allemands. Et puis les trains.
Mais si peu de paroles sur cette période. Peut-être la honte ? Pour ceux qui étaient partis ? Sur ceux qui avaient laissé faire ? Mais guère d’ouvrages. Sur cette violence inéluctable, le désespoir et les larmes. Mais tellement rares les images d’archives, les photos en noir et gris. Laisser le moins de preuves possibles ? En interdisant dès le 16 janvier de photographier : les autos-mitrailleuses allemandes qui assuraient le bouclage ; les hauts gradés S.S., René Bousquet souriant à la dernière réunion des responsables de la destruction ; les gendarmes français, les perquisitions. La vie qui s’arrête, brutalement.
Dernier regard.
Le lendemain de l’évacuation.
Sur le quai du port. Sur cet amoncellement hétéroclite de matelas, ces pyramides de chaises à l’envers, ces barreaux de lits d’enfants, cet alignement de fauteuils cannelés, cette table en bois aux pieds tournés en chapelet qui semble attendre un hypothétique repas. Et montant la garde devant, cette mémé voûtée, sous son capuchon et son cache-nez, sentinelle frêle et dérisoire.
Après. Des équipes officielles dites de « récupération ».
Après. Des tonneaux de cheddite. Des kilomètres de cordeau détonant.
Après. 1er février, à midi quinze exactement, la première explosion.
Puis, chaque jour, jusqu’au 19 février. Les détonations. Les immeubles écroulés. Les nuages de fumée. La poussière.
- Documentation : Marseille 1943 - "La fin du Vieux Port" (Gérard Guicheteau)
"La rue qui descend vers la mer" (Nicole Ciravegna)
(Texte publié dans le N° 64 de la revue Filigranes "Une date forcément")