A TAAAAAAAAAAAAAAAABLE !
- A taaaable !
C’était un hurlement d’adolescente, l’accent : étranger, rauque
chantant et gai.
- A taaaaaaaable !
Les deux mots avaient tangué, vibré, avant d’éclater en pièces détachées. Rires ! mais aucun effet ! Alors le cri avait redémarré, enflé, explosé en feu d’artifice :
- A taaaaaa-aaaaaaaaaaaa-bleeeeeeeeeee-eeu !
Ce cri, surgi d’une nécessité, allait revenir avec constance durant tout le séjour de mes chères cousines. Un appel repris en chœur, repas après repas. Sans avoir conscience qu’il allait passer dans l’histoire familiale, point d’exclamation d’un séjour inoubliable, synonyme d’un partage magnifié.
Il faut du temps pour bâtir des temples et des légendes.
Et pour écrire sur cette clameur, mon cœur, combien d’années ? Le temps d’oublier avant de se remémorer, un jour, allez savoir pourquoi ! Nos souvenirs ne nous appartiennent pas, font ce qu’ils veulent et surgissent au moment où l’on s’y attend le moins.
Là, tout de même, au deuxième ou au troisième appel, les convives prenaient place. Echanges de pensées, frôlements d’âme, assiettes vides. Que me reste-t-il des mets partagés et des phrases croisées ? Je note…
Toi : découverte
Elle : repue
Nous : contentement
Vous : rieurs
Tous : communion
Moi : mission accomplie
Il y avait entre nous des frontières géographiques
Il y avait entre nous tellement d’amour
Et un même soleil et la bleue Méditerranée
Et des dissonances d’accents à moquer
Et davantage encore, tellement d’avantages
dans nos différences.
Déjeuner terminé, fauteuils clignant de l’œil, c’était direction salon, pour le café et les gâteaux, façon Orient. Mais quel sujet de conversation ? L’innommable passé, les drames récents, les guerres à venir, l’apocalypse qui prend son temps ?
Certainement, nous devions avoir, encore une fois, refait le monde ! Et probablement discouru sur la vie la mort, les religions, le bien le mal, tout ce qui fout le camp et tous ceux qui n’étaient déjà plus là.
A coup sûr, mes cousines avaient confié leur incertitude du lendemain dans un pays entouré d’ennemis ; insisté sur l’absolue nécessité pour le peuple « élu » revenu de l’enfer de persister à vivre sur un sol mémoriel et nous avaient interpellés sur la croyance « du rôle particulier dévolu au judaïsme. » [1]
Pourtant, c’est étrange non ? je ne me rappelle que d’un cri ! Pas de guerre, pas de peur, pas de colère ni de douleur, juste un cri de ralliement ! Qui me plonge dans la nostalgie et met des larmes dans mes yeux.
Tant de discours majeurs, de paroles fondamentales sur la planète, depuis le premier mot prononcé par l’homme, et moi, avec ce : « à table ! » Est-ce bien sérieux ?
Mais qui demande de la gravité ? A me pencher sur ce passé, je me souviens. De notre liberté, ultime politesse, privilège, pied de nez à la mélasse, je me souviens que nous choisissions, avec excès, une opulente légèreté.
Épilogue :
« Nous sommes nés les uns pour les autres.»
(Marc Aurèle - 121 -180)
Jeannine Anziani
(publié dans le N°93 de la revue d'écritures Filigranes)
http://www.ecriture-partagee.com
[1] Jean-Christophe Attias