MACARONI
1877 –
Luigi est arrivé d’Italie, il a posé son unique bagage.
On l’a traité de « macaroni », mais il n’a pas plié
bagage.
Le grand port aux façades grises et lépreuses lui a offert une place sous le
soleil éclatant. Oh, pas bien grande ni très glorieuse, mais il l’a prise. Profession : docker.
Ce métier, tout de suite il l’a aimé.
Quelques mois après, Luigi a convolé en juste noces avec une jeune piémontaise
étonnamment blonde aux yeux clairs, arrivée depuis peu, elle aussi, à Marseille et travaillant à la Manufacture d’Allumettes. Bientôt, pour leur plus grand bonheur, un petit garçon est né.
Au bout d’une année à peine, un deuxième a suivi. Ni enfer ni paradis, le jeune ménage mène une vie simple, laborieuse, honnête et digne : ils s’estiment chanceux et
heureux.
1888 –
Sur les quais, la situation est devenue intenable
pour tous ceux qui ont franchi les Alpes. En effet, pas un jour sans manifestations hostiles, rixes, jets de pierre de la part des autres, des français. Dernièrement, une bagarre à coup de
gancho, ce crochet qui symbolise sa profession, a laissé à Luigi une vilaine balafre près de l’oreille gauche. Malgré ça, il a continué à transporter des tonneaux, des ballots, des
malles de toutes sortes. Dur à la tache, comme les collègues, n’hésitant pas à faire volontiers des quarts d’heure et même des demi-heures en sus de la durée réglementaire de la journée de
travail, souvent sous un mistral glacial. Seulement hier : 31 mars, des ouvriers français se sont rendus à bord d’un navire de la compagnie Fraissinet et
ont exigé le renvoi des italiens, menaçant, en cas de refus d’arrêter le boulot. Un peu plus tard, au débarquement du navire espagnol Palme, le phénomène s’est reproduit. Sur ce bateau là, tout
le personnel affecté au déchargement était italien. L’entreprise a cédé, les dockers italiens ont été renvoyés, remplacés illico par des français.
Luigi n’en peut plus de cette violence quotidienne, il a pris sa
décision : le port, c’est fini pour lui.
Il est vrai que l’embauche journalière donc incertaine d’un docker, les tâches
réparties en petites équipes, empêchent sûrement la prise de conscience d’une identité de travail commune, explique Félicien le voisin de palier en entraînant le lendemain Luigi à une réunion du
Parti Ouvrier Français. Le voisin du dessous, Pedro l’espagnol, les accompagne.
- T’inquiètes pas va, viens avec moi lundi à la Raffinerie. A
Saint-Louis, français, espagnols, italiens, arméniens on
s’entend bien, on fait pas d’histoires ! Tout comme toi, hein Félicien, à ta Savonnerie aussi y a jamais eu de problèmes. Mais chez nous, Aux Sucres, ils recrutent.
Les voilà passant devant les bâtiments des Docks et Entrepôts de Marseille
sortis de terre dix ans auparavant, et malgré le sentiment d’être entouré de vrais compagnons, Luigi a le cœur serré. Les longues constructions de pierre grise où sont stockés toutes les
marchandises débarquées des bateaux symbolisent ce travail où il se sentait comme en affaire avec la terre entière.
Maintenant Pedro parle de la Raffinerie, de salaire régulier, de prime. De
toutes manières, l’italien a t-il vraiment le choix, à trente et un ans, avec une femme et dans quelques semaines un troisième enfant à nourrir ?
2007 –
Charlotte regarde l’heure qui s’affiche sur le cadran de bord de son Austin et
se mord les lèvres. Ces embouteillages quotidiens dans la ville deviennent cauchemardesques. Cela fait bien vingt bonnes grosses minutes qu’elle est coIncée à
l’entrée de ce foutu tunnel. Seulement ce matin, elle ne peut pas se permettre d’arriver en retard. Son associé est parti à Nice pour un autre rendez-vous d’affaire et à neuf heures pétantes, il
y a ce contrat à renouveler avec le principal client de la société. Etre Big boss d’une des plus fameuses agences de Communication et Publicité de la cité donne un statut, de la considération,
pas mal d’argent mais comporte des risques. Conserver la pool position est une bataille permanente.
Bloquée dans la file de véhicules, Charlotte soupire et ouvre un peu sa vitre.
En ce dernier jour de mars, dehors le mistral est glacial.
Dans le petit habitacle de sa voiture, soudain, elle se sent très lasse et très
seule. Elle réalise brutalement qu’obsédée par la réussite, attelée à sa besogne tel Ben Hur à son char, aujourd’hui, à trente et un ans, elle a empilé des années d’étude, des nuits sans sommeil,
un concours impitoyable, un premier job avec un directeur hystérique à l’ego surdimensionné, puis un travail acharné sur le projet et le montage financier de sa boîte, des contrats à
démarcher… pour...
Aïe ! C’est ça que t’appelle bonheur ? Putain, en prime, depuis
quand n’a-t-elle n’a pas pris de véritables vacances… merde, sept, huit ans ? Seigneur, déjà ! Ficher le camp, se barrer, se casser loin de ce bordel de stress, des prises de bec avec
son co-équipier !
Elle sourit, à la radio passe une chanson d’Eros Ramazzotti «je suis rital et
je le reste…» L’Italie ? Elle ne connaît même pas ! S’échapper, jouer à Audrey Hepburn dans « Vacances romaines »…
En attendant, la voici arrivée devant les bâtiments des docks réhabilités en
1992, symbole de la relance économique de Marseille et de ce nouveau quartier d’affaires de la Joliette. Charlotte est plutôt fière d’y avoir installer ses bureaux si design. Furtivement
elle pense qu’un de ces jours il faudrait qu’elle récupère chez ses parents, parmi d’autres photos en noir et blanc, ce vieux cliché écorné montrant devant la même bâtisse son arrière grand-père
l’air impassible à côté de quatre ou cinq dockers.
Au fait, surtout ne pas oublier : pour la première fois, ce soir, elle a
promis à un de ses amis qui la verrait bien entrer en politique, de l’accompagner à une session de l’U.M.P., ses parents n’habitant pas très loin, peut-être qu’après la séance, sans mentionner la
réunion, elle pourrait passer les voir ?
(Texte paru dans le N°70 "Mondes Industrieux" de
Filigranes)